DERRIERE LES MONTAGNES,
LE SOLEIL SE COUCHE.
PARTIE UNE
Derrière les montagnes, le soleil se couche. Déjà, dans le petit village montagnard, chacun rentre chez soi après une rude journée de travail. Seuls les ados sont encore dehors, sans que cela n’inquiète personne. La région est tranquille, et il est dans leur habitude de s’en aller tous ensemble courir dans la montagne. Les parents se félicitent même de l’autonomie de leur progéniture, voyant ces escapades comme des leçons de vie. Cependant, ce jour-là, quelque chose allait changer, quelque chose allait briser la paix tranquille de ce petit village au pied de la montagne.
. ~ . ~ .
C’était un jour apparemment comme les autres. C’était un vendredi d’automne, et le soleil commençait déjà à se cacher derrière les montagnes. Aussitôt rentrés du collège, ou du lycée pour certains, tous les jeunes du village s’étaient précipités à l’orée du bois. Chacun était impatient de savoir ce que voulait leur montrer la nouvelle. Celle-ci prétendait connaitre un endroit qu’ils ne connaissaient pas, eux qui vivaient ici depuis toujours, tandis qu’elle n’était ici que depuis quelques semaines. Elle semblait gentille, la nouvelle, mais triste et dans la lune. Jamais elle ne leur parlait de son ancienne maison, de son ancien village. Elle se contentait de leur raconter de merveilleuses histoires qu’elle avait apprises au cours de sa vie. Et tous buvaient ses paroles comme on boit à une source, tous écoutaient ces histoires venues d’ailleurs, tous s’imaginaient la vie en dehors de leur vallée natale. La plupart n’en était jamais sortis. Tous étaient nés ici. Sauf elle. Et un autre, encore un nouveau. On ne le voyait pas souvent, lui. Des rumeurs disaient qu’il ne sortait de chez lui que pour aller au lycée, et encore … La nouvelle, elle, était différente. Elle riait, elle parlait, elle racontait. Et ce jour-ci, elle les conduisait en silence, tandis que fusaient tout autour d’elle des questions.
- Tu nous emmène où, Aria ?
- Allez Aria, avoue ! Tu veux nous montrer la cascade ?
- Manque de pot, on la connait déjà !
Tous étaient détendus, tous riaient, et un sourire illuminait chacun de leur visage. Seule Aria semblait méfiante, soucieuse. Seule Aria fronçait les sourcils en regardant tout autour d’elle. Le petit groupe marchait d’un bon pas, et les plus âgés faisaient mine d’observer avec sagesse les champignons, commentant leur forme, leur couleur et leur taille. Au fond, les filles gloussaient.
Soudain, le chemin s’élargit, laissant place à une cour. Dans cette cour, une vieille maison tombait en ruine. Déjà, le toit avait disparu, laissant place à un trou béant. Quelques mauvaises herbes avaient pris possession du domaine. Dans le petit groupe, la septicité a laissé place à la surprise. Quelques-uns ouvrent grands les yeux, ébahis. D’autres hochent la tête, approbateurs. Aria, elle, ferme les yeux, et écoute. Elle semble redouter quelque chose.
Le vent se lève alors, les nuages recouvrent soudain le ciel. Et, tandis qu’une chouette pousse son lugubre cri, deux loups sortent de derrière la vieille ferme. Ils avancent, les babines retroussées. Leurs pattes noires laissent sur le sable des marques, et leurs yeux brillent. Déjà, parmi les ados, certains lancent des cris de frayeur, déjà certains cherchent à s’enfuir. Aria rouvre les yeux, elle soupire. Alors, elle leur lance, calmement :
- Stop ! Surtout ne courrez pas. Avancez doucement, sans les regarder en face, et montez sur les arbres.
La peur altère le raisonnement, et fait ressortir l’instinct naturel de la fuite. Aussi, nombreux sont ceux qui n’écoutent pas la jeune fille. Nombreux sont ceux qui se mettent à courir, dans tous les sens, en criant. La clairière n’était plus que hurlements et course. Les loups, que l’agitation rendait nerveux, s’élancèrent, faisant fuir à leur tour ceux qui étaient trop effrayés pour bouger. Cependant, ils ne regardaient qu’Aria, les yeux moqueurs. Seule elle savait de qui venait ce regard, étrangement humain. Seul elle pouvait comprendre la raison de leur présence. Seule elle savait qu’ils ne lui feraient aucun mal. A elle.
Forte de ce savoir, elle attrape un bâton, le soupèse, surprenant les garçons. Elle ferme un œil. L’autre. De nouveau le premier. Elle vise. Et lança le bout de bois sur l’échine du canidé. Ce dernier, oubliant les trois filles en pleurs devant lui, fit volte-face. Se félicitant d’avoir attiré l’attention des loups, elle semble cependant se demander que faire, désormais. Elle fait un pas en avant. Recule. Avance. Les deux loups paraissent déconcertés par cette étrange dance ; ni l’un ni l’autre ne bouge. Aria, profitant de l’immobilité soudaine des lupins, lança soudain un appel à ses camarades terrifiés :
- On va essayer de redescendre vers le village … Allez-y, passez devant, je vous rejoins.
Ils hésitent, ils s’étonnent. Mais finalement finissent par faire demi-tour et s’éloignent, pressés, tandis qu’Aria reste seule dans la clairière. Seule avec les loups. Ils se font face, ils s’observent. Plus rien ne bouge près de la ferme. Son regard bleu plongé dans celui, jaune, du plus gros des loups, Aria murmure :
- Tu vois … Encore une fois, tu as raté …
Elle détourne le regard, tourne les talons et s’éloigne, à la suite de ses amis, sans plus se préoccuper des canidés gris.
PARTIE DEUX
Il fait sombre dans la vallée, désormais. En bas, dans le village, certains commencent surement à s’inquiéter. D’autres les rassurent surement, déclarant : « N’ayez crainte, peut-être ont-ils décidés de camper. ». Cette hypothèse, bien que curieuse en automne, finit par rassurer le village. Mais oui, bien sûr. Quelle idée stupide de s’inquiéter ! Ils ont juste voulu camper. Aussi, chacun rentre chez soi, le cœur léger, refusant de penser au vent qui vient de se lever. Ils sont juste partis camper. Mais pour une fois, ils avaient tout faux.
. ~ . ~ .
Sur les chemins du bois, un petit groupe de jeunes s’étaient arrêtés. Les plus jeunes se serraient les uns contre les autres, tandis que les plus grands conversaient un peu plus loin. Ils étaient inquiets, et sur leur front apparaissait une petite ride. Jusqu’alors, durant leurs promenades, ils n’avaient jamais eu l’occasion de s’inquiéter, ni même de devoir se sentir plus grands et responsables que les autres. Mais aujourd’hui, cela venait de changer. Aussi, lorsque la jeune Aria les rejoignit, un peu plus tard, ils lui demandèrent, avant que les plus petits ne prononcent un mot :
- Dis, tu n’aurais pas vu quelques-uns du groupe, en nous rejoignant ? Ils ne sont pas avec nous …
Un éclat de lumière brilla quelques secondes dans les yeux de la jeune fille. Peur, colère, surprise, nul ne saurait le dire. Elle haussa les épaules, et secoua la tête. Une petite fille, à peine sortie de l’enfance, s’écria alors, la voix tremblante : « Lucaaas ! Où est Lucaaas ?! »
Ce fut à cet instant que tous constatèrent la disparition de certains d’entre eux. Il y eut des pleurs, il y eut des cris. On hurla d’aller chercher la police, d’aller chercher les pompiers. En entendant ces mots, Aria s’écria vivement :
- NON ! - Devant les regards incrédules de ses camarades, elle poursuivit, plus calmement : - Il ne faut rien dire à personne. Rien ! Il ne faut parler ni des loups, ni des disparus. Si on ne dit rien, ils reviendront.
Beaucoup protestèrent. Certains lui dirent que ce n’était pas bien, qu’il fallait en parler. On lui dit que ce n’était pas à elle de leur dire ce qu’ils devaient faire ou non. On lui cria que c’était de sa faut, que sans elle, tous seraient encore là. Elle ne disait rien, ne réagissait pas. Elle finit cependant par répéter :
- Il ne faut rien dire. Rien, à personne, vous comprenez ? Même si vous comprenez pas pourquoi, il ne faut rien dire.
De nouveau, on protesta. De nouveau, elle leur répéta. Cela dura bien longtemps, mais finalement, la jeune fille finit par obtenir la promesse de ses compagnons : ils ne parleraient de rien à personne. Alors, tous se mirent en chemin, sans un mot. On rentra au village, sans rien se dire. Soudain, dans le silence de la nuit, tandis que le petit groupe s’éloignait, on entendit un chuchotement :
- Tu te trompes, Aria … Je suis tout près d’y arriver …
Alors, un loup hurla.
PARTIE TROIS
De nouveau, la soirée tombait. Dans le village, la tension monte, l’inquiétude augmente. A chaque fois qu’un adolescent s’en va dans la forêt, dans les champs ou bien au centre équestre, à chaque fois, il disparait. Ceux qui restent se murent dans le silence, se souvenant avec frayeur des loups et des premières disparitions. Dans la vallée, les rumeurs fusent. On parle d’enlèvements, de lutins, de fées, même. Les vieilles légendes refont surface, les vieux mythes reprennent vie. La police se veut rassurante, mais ne trouve aucun indice. Alors, faute de mieux, on organise des rondes. On conseille de se méfier des inconnus et des méconnus.
C’est ainsi qu’on ordonna à tous de ne plus parler à Aria.
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Cependant, ce soir-là, la jeune fille réunit tous ceux qui restent. Elle frappe à toutes les portes et murmure aux adolescents qu’il est grand temps d’aller chercher leurs camarades au cœur de la montagne. On la suit, on la questionne, on s’interroge. Tout le monde vient tout de même avec elle, plein d’espoir. Même le nouveau, celui qu’on ne voyait jamais, était venu. Il ne disait rien, fixait Aria sans bouger, le sourcil relevé. Elle détourne le regard, et lance un mot, un seul :
- En route.
Puis, sans prêter attention au jeune homme, elle se mit en route, justement. Sans savoir vraiment pourquoi, tous ses compagnons semblent avoir compris au fond d’eux même qu’elle disait la vérité et que tout allait redevenir comme avant.
Aussi, chacun se hâte, suit Aria avec précipitation et enthousiasme. Au bout de la procession, le nouveau gardait le silence, ne partageant pas l’euphorie générale. On rit, on parle, on monte avec force et conviction. Déjà, on sent que l’ascension se termine, que de nouveau on sera réunis. Mais voilà, un malheur n’arrive jamais seul, et voilà que la lune se lève, qu’un grand coup de vent survint, et qu’on nuage noir passe. On s’arrête. On frissonne. Tandis que la nuit commence à tomber, quelqu’un hurle :
- Ezechiel a disparu !
Il y eut un instant de flottement, jusqu’à ce que l’on comprenne qu’il s’agit du nouveau. Il était tellement rare de le voir, encore plus de lui parler, que certains avaient oublié jusqu’à son prénom. Aria hausse les épaules, sans réagir. Elle murmure, comme pour elle-même :
- Il ne va pas rester disparu bien longtemps, faut pas s’inquiéter …
Rares sont ceux qui entendent cette phrase, et aucun parmi eux ne cherchent à comprendre ce qu’elle veut dire par là. Tous se rassemblent, apeurés. La jeune fille soupire, agacée par ce manque de courage, puis elle s’écrit, les mains sur les hanches :
- Je pensais qu’on devait aller chercher nos amis, non ?
Sans attendre de réponse, elle se retourne, prête à reprendre la route. C’est ainsi que chacun constata qu’elle avait eu raison. Elle venait de se cogner contre Ezechiel, qui ne sembla pas lui en vouloir plus que cela. Derrière lui, les disparus descendaient du haut de la montagne, accélérant le pas quand ils virent leurs camarades. On pleura de joie, on se sauta au cou, on rit, on se retrouve. On est heureux. Dans un coin, à l’écart, Ezechiel était penché vers Aria, et lui chuchotait à l’oreille. Nul ne s’en rendit compte, trop occupé aux retrouvailles. La jeune fille, agacée, secoua la tête et le repoussa. Il haussa les épaules, un petit sourire en coin. Aria fronce les sourcils, et se tourne vers le petit groupe, suivant le regard du jeune homme. Elle stoppe son geste lorsqu’elle vit, au bout du chemin, les deux grands loups la fixer, les yeux luisants. A côté d’elle, Ezechiel la fixe, lui aussi, une touche de défi dans le regard. Attentive à ne pas lui prêter trop d’attention et à rester le plus détendue possible, elle lança à tous les ados regroupés :
- Venez ! On va rentrer avant que l’orage n’éclate !
Bien que certains semblent septiques au sujet de sa prévision météo, tous la suivent tandis qu’elle s’élance sur le chemin, talonnée par Ezechiel. A force de courir, ils finissent par croiser l’une des patrouilles de police. D’abord surpris de croiser un groupe d’adolescents à cette heure-ci, ils finissent par reconnaitre le visage des disparus. Aussitôt, malgré l’heure tardive, ils les conduisent dans une grande bâtisse, où ils pourront se remettre de leurs émotions et donner des explications sur le cours des événements.
PARTIE QUATRE
Les jours passent, repassent, trépassent. Peu à peu, le village oublie. Peu à peu, les ados eux-mêmes oublient ce qui s’est passé durant ces jours en montagnes. Certains oublient même jusqu’à la promenade, les loups et les nuages. Tous se sont décidés à dire aux psychologues et inspecteurs ce dont ils se souvenaient. Tous, sauf Aria. Et Ezechiel.
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Ce matin-là, au petit déjeuner, Aria se leva, et prononça ses premiers mots depuis plus d’une semaine.
- Ez’, tu peux venir dehors ? J’aimerai te parler.
Sans attendre de réponse, elle sort. Un instant, les policiers hésitent. Puis, ils haussent les épaules. A quoi bon aller surveiller deux ados ? Ils ont bien le droit de parler ! De son côté, la jeune fille s’en va s’installer dans un arbre, face à la montagne. Elle rejette la tête en arrière et ferme les yeux. Elle était prête à s’endormir lorsqu’elle entendit un murmure :
- Tu ne penses pas qu’un lit serait plus confortable ?
Sursautant, elle manque de tomber. Ezechiel, agrippé à une branche, la rattrape d’un bras.
- Ne tombe pas, les loups pourraient te manger.
Il eut un petit sourire. Elle rétorqua, moqueuse :
- Ha ha, très drôle ! Ils vont comment, tes toutous ?
Il haussa les épaules.
- Ho, ils vont bien … Ils s’ennuient un peu … Peut-être qu’ils veulent te voir ?
Elle s’écria :
- Pas question ! Tu peux toujours rêver pour que je reste avec toi, avec ces bestioles dans les parages !
- J’ai eu beau tout essayé, loups ou pas, tu n’as jamais voulu venir avec moi…
Une vague de souvenirs s’imposèrent à elle. Lui, elle, au jardin d’enfant, se tenant la main en jouant. Les après-midi passés à rire et à s’amuser avec lui. L’école, les récréations, les gouters, les anniversaires. Les siestes dans le même lit, tels deux frères et sœurs. Puis l’accident. L’hôpital. Ezechiel et ses parents, l’incitant à les accepter comme famille d’accueil. Son refus. La colère de son ami. Sa déception. Sa promesse. Puis les déménagements, toujours plus rapprochés. Les loups. Ezechiel. Les disparitions. Elle chasse les souvenirs de son esprit, et eut un petit sourire :
- Ça fait combien de temps que tu ne me l’as pas vraiment demandé, aussi ?
Il sursauta, décontenancé, avant de bégayer :
- Mais … Je … tu …
- Il, nous, vous, ils ! Très bien, Ez’, tu connais ton français !
Un sourire apparu sur le visage des deux adolescents. Chez la première, un sourire moqueur et ironique. Triste, aussi. Chez le second, un visage ahuri, soulagé. Rempli d’espoir.
- Et … et si je te le demandais, que dirais-tu ?
Elle ne dit rien pendant quelques temps, faisant mine de réfléchir.
- T’as qu’à essayer !
De nouveau, il parut décontenancé. Il se reprit, cepandant.
- Aria … Tu veux bien venir avec moi ?
- Ca dépend où …
Il tente de déchiffrer son visage. Elle le baisse, afin qu’il devine seul ce qu’elle a en tête. Il finit par déclarer :
- Et si on disait dans un lieu sans loup, sans disparitions et sans soucis ?
- C’est tentant … Sans loups, tu dis ?
Il hocha la tête, tout sourire, redevenant l’enfant qu’il était avant. Elle sourit, elle aussi, plus timidement.
- C’est d’accord, alors.
Ezechiel, dont le sourire s’élargit, sauta au bas de l’arbre avant d’aider la jeune fille à descendre. Il lui tendit la main. Elle la saisit.
EPILOGUE
La forêt était silencieuse. Les animaux se taisaient. Le vent lui-même avait cessé son hurlement pour devenir une bise légère. Les nuages s’en étaient allé. Une douce lueur rosée teintait le ciel. Deux silhouettes courraient dans la forêt, main dans la main. Liés. Liés par un même passé, par un même présent. Liés pour un même futur. Ensemble. Retentit alors le chant des loups. Puis, un cri.
- T’avais dit plus de loups, menteur !
Un rire. Derrière les montagnes, le soleil se couche.